Souvent, le portier est associé à un devoir, une obligation qu’est de protéger ses filets. Une tâche ingrate, une tâche qui est la sienne. Si le gardien endosse cette responsabilité, c’est parce qu’il se pense le plus apte à porter ce fardeau. Beaucoup d’entre nous voient ce poste comme une union sacrée entre la cage et son fidèle protecteur. Néanmoins, cette union reste quelque peu hypocrite. Combien de fois avons nous abandonné la vie morne et monotone de la cage pour nous aventurer dans les courbes séduisantes du terrain. Ce refus de servir, comme si nous étions las des horreurs de la cage, est assez paradoxal. Déjà, ce sentiment d’étrangeté lorsque nous la quittons, comme si l’on abandonnait le Paradis pour se joindre au commun des mortels. Ensuite, cet étrange sentiment envers celui qui nous remplace, comme s’il n’était pas digne de garder les portes du Paradis. Nous aimons tellement la cage, fous d’un feu follet qui maintient notre flamme, mais nous avons parfois besoin de place pour exister. La cage est une antre splendide dont nous devons nous éloigner pour ne pas nous sentir en cage.
Mais voilà, là est le majeur problème. Si nous devons parfois quitter la cage pour mieux l’apprécier, est-ce un réel amour ? Un homme amoureux a-t-il jamais dit : “Je trompe mon seul amour pour mieux lui retourner ” ? Ce besoin d’espace, de sortir de ces 16 mètres qui constituent la plus belle des prisons, est-il compatible avec un amour sans faille ? L’amour est inconditionnel, notre dévouement ne l’est pas assez. Alors, à quoi bon se considérer portiers, si notre vocation n’est finalement qu’une envie ? À quoi bon souffir les souffrances du monde, pour ensuite trahir notre passion ? À quoi bon être portier ?
Et puis finalement, à quoi bon s’obstiner à servir la cage, si l’on connaît un sort aussi cruel ? Combien de fois l’avons-nous défendue corps et âme, repoussé les assauts, dépassé toutes aptitudes humaines, pour arrêter un ballon qui retombera dans les pieds de l’adversaire. Non, la cage ne nous aime. Elle nous châtie encore et encore, nous rit au nez à longueur de journée, et nous nous obstinons à ignorer cette fatale cruauté. Un syndrôme de Stockholm assumé, mais tellement douloureux pour quiconque succombe à la tragédie qu’est notre passion. Le gardien s’apparente au héros tragique grec qui combat brillament, et défie les dieux. Mais voilà, il se sait condamné. Il est tellement plus facile d’être attaquant, de s’amuser à humilier le pauvre portier.
La cage est cruelle presque par définition- elle est construite pour qu’un ballon y rentre après tout – et ses filets sont tendus pour trembler de toute leur ardeur. En réalité, être gardien, c’est s’opposer à tout. S’opposer à la cruauté, s’opposer au sens commun, opposer sa main envers et contre tout. Nous vivons à contre-sens, comme un homme laché dans la jungle qu’est un terrain de football avec pour objectif de survivre. Alors oui, la mort est courante. Mais parfois, nous retournons le sens du monde. Parfois, il se passe l’impossible, et nous survivons. Parfois, la morsure de l’attaquant, la piqûre du milieu, la charge du défenseur nous évitons. Nous vivons pour ce moment, où cruauté, fatalité, destin s’évanouissent,et laisse place à notre seule bravoure.
Néanmoins, la cage est cruelle, elle vous récompense si peu. Demandez à Gigi Buffon s’il se sent récompensé par la cage, par cette Champions League qui lui échappe tant et il vous rira au nez. Non, nous ne sommes décidemment pas garnis. Pire, la cage joue avec vous, comme si votre dévouement, votre amour était insignifiants à ses yeux. Elle ose vous faire entrevoir la victoire, pour ensuite mieux vous l’enlever. Le jeune Donnarumma peut en témoigner. Cette saison, face à la Juve, le gamin a tout fait, tout arrêté. Tout ? Non, un petit bastion argentin a vaincu la muraille italienne, si jeune pourtant. Dix arrêts en un match, tous plus beaux les uns que les autres, le parallèle avec les douze travaux d’Hercule est vite fait. Les deux travaux manquants sont les deux buts juventini, le dernier arrivant à la 97ème minute sur un pénalty qui est accordé après une merveille de parade de Gigio. Le jeunot a entrevu les portes de la victoire, avant qu’on les lui claque violemment au nez. Qu’importe, Gigi0 subsiste. Il est plus fort qu’une défaite, car c’est la force d’un portier. Ne jamais succomber, toujours revivre, en cela, nous sommes les phénixs de nos temps.
Cet amour de la vie, divin don du damné qu’est le gardien, nous fait revivre à chaque instant. Qu’importe la mort, le portier renaîtra, qu’importe la cruauté, le portier reviendra. Comme dirait Hugo dans “Demain, dès l’aube”, le portier marche seul, les yeux fixés sur ses pensées, sans rien voir en dehors, si ce n’est ce danger omniprésent. Alors, il ne peut mourir, il ne peut abandonner, car l’amour le ramènera toujours à la vie. Plus qu’un devoir, c’est un amour flambant qui brûle dans les gants du portier. Un amour qui nous étrangle parfois, mais dont on ne peut demeurer loin bien longtemps. D’ailleurs, le poste de portier est unique, comme un signe, la cage n’a qu’un seul amant.
Et qu’y-a-il de plus beau qu’un amour incompris ? Justement, si nous aimons tant la cage que cela, ne serait-ce pas pour cette beauté unique qu’elle possède. Existe-t-il plus beau qu’un filet immaculé ? Lorsque le joueur de champ se demande ce que ce maudit gardien peut bien trouver à cette soporifique chose qu’est la cage, le portier lui exalte de bonheur à chaque fois qu’il protège cette cage. L’amour dépasse l’entendement. Voltaire disait justement qu’ “Une passion naissante et combattue éclate ; un amour satisfait sait se cacher”. Si nous parlons si peu de notre poste et de ce lien spécial qui lie le portier démuni à la cage désirée de tous, c’est que nous avons peur. Peur qu’aucun autre ne puisse comprendre justement ce que nous ressentons à l’égard de notre seule amante. Peur de ne pas trouver les mots pour décrire la force de nos sentiments. Peur que la justesse des mots trahisse le silence des passions. Alors nous souffrons en silence.
Alors, à quoi bon être portier ? La réponse se trouve dans l’amour, celui qui fait tourner les yeux des amants et les coeurs des vieux époux. Celui qui transcende les différences pour nous emmener vers une idylle bienfaisante. On est portiers par amour, on nait portiers par passion. Et qu’importe si nous vivrons tourmentés, incompris, isolés. Nous vivrons sans regrets, pour la beauté de cette cage immaculée qui nous châtiera de ses reflets blancs. Car rien n’importe plus, si ce n’est la pureté de celle qui nous tuera un jour.
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