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18 February 2019


Thierry Barnerat est un des plus grands spécialistes du poste de gardien en Europe. Instructeur FIFA à l’origine du premier colloque international consacré aux derniers remparts, il nous livre, en exclusivité, son sentiment sur le rôle toujours grandissant du portier, l’évolution du poste, la formation française et ses gardiens, sans oublier un détour par Barcelone et les méthodes d’entraînement de La Masia. Entretien.

Main Opposée : Bonjour Thierry, votre nom n’est pas connu de tous de ce côté des Alpes. Pouvez-vous brièvement vous présenter et nous décrire les fonctions qui sont les vôtres ?

Thierry Barnerat : Cela fait plus de 20 ans que je travaille dans le domaine professionnel. J’ai travaillé dans différents clubs en Suisse, au Servette, à Lausanne, à Zurich. J’ai travaillé pendant 10 ans pour la fédération suisse de football où j’avais plusieurs fonctions : responsable de la formation des entraîneurs de gardiens avec Patrice Foletti, ainsi qu’un rôle en relation avec tout ce qui était en rapport avec la gestion des sélections et présélections nationales et sur le centre de formation que nous avions et qui appartenait à la fédération. Cela fait 7 ans que je suis instructeur FIFA pour les gardiens de but. J’ai eu la chance d’ouvrir le premier séminaire au monde pour les gardiens de but à Casablanca avec Bruno Martini. C’est ce qui m’amène à voyager un peu, à aller en Afrique où j’ai travaillé aussi pour la fédération nationale de Côte d’Ivoire (en 2007-2008). J’ai bourlingué à gauche à droite.

MO : Vous n’avez jamais été gardien. Quelles ont été les différentes étapes qui vous ont amené à ce poste d’instructeur FIFA pour les gardiens de but ?

TB : Exact, je jouais dans l’axe derrière. Malheureusement je me suis blessé très jeune, à l’âge de 21 ans. J’ai eu une opération du genou à ce moment-là qui s’est mal remis. Il m’a fallu presque une année pour revenir et après, je suis mal retombé violemment sur la cheville et là j’ai dit : “OK c’est bon. En même temps j’ai des études d’ingénieur, bon… je vais devoir arrêter là”. Je jouais alors en 3e division en Suisse et j’ai commencé à passer mes diplômes. J’ai enchaîné les formations d’entraîneur principal et, en même temps, je m’intéressais aux gardiens de but. C’était en 1985, il y a un siècle et demi.

MO : Il y a quelques mois, en évoquant le guépard, vous avez déclaré : “Regarde l’authenticité de son geste, l’instinct qu’il met. Un gardien, ça doit être ça.”

TB : Oui, c’est à peu près ça. Je suis un fou parce que je regarde la nature, je regarde tout pour comprendre comment cela fonctionne. Quand je vois un oiseau voler, quand je vois d’où vient le vent, j’essaye de réfléchir pour voir comment cela fonctionne. Voilà, je suis un peu comme ça.

Le gardien doit avoir l'instinct du guépard - source : Animal Ark
Le gardien doit avoir l’instinct du guépard – source : Animal Ark

MO : D’où vous vient cette passion pour les gardiens ?

TB : Je vais vous faire une confidence. Aujourd’hui, j’ai beaucoup de mal à accepter le milieu du foot et tout ce qu’il comporte. Moi je suis un fou de la réflexion pour trouver des solutions pour améliorer la performance, mais tout ce qui entoure le foot, c’est-à-dire le business, les médias, les agents… je n’ai même pas de mot pour ça. Après quand je viens sur l’équipe, c’est quelque chose de dur à gérer parce que c’est une vingtaine d’individualités et le poste de gardien de but m’intéressait pour une chose : il était délaissé. Lorsque je faisais les formations pour être entraîneur d’équipe, il n’y avait rien pour le gardien de but et je me suis dit : “Mais c’est incroyable, y a rien, y a presque pas d’ouvrage, y a vraiment rien. Pourquoi ce poste-là est-il négligé à ce point alors qu’il est très complexe ? Il faut peut-être que je m’intéresse à lui.”

MO : Comment vous êtes-vous orienté vers le poste ?

TB : J’ai deux chances : un, je suis autodidacte, et deux, j’ai beaucoup travaillé sur la coordination, le mouvement, sur la compréhension du mouvement, donc je comprends très vite comment fonctionne le corps, comment il doit bouger pour jouer plus juste. C’est aussi pour ça que j’ai travaillé dans d’autres sports, notamment sur la coordination. Après, j’ai filmé les entraînements de Marco Pascolo qui était à Servette et en équipe nationale. Je me suis rapproché de son entraîneur spécifique, Jacky Barlie et je lui posais des questions. Je suis assez matheux aussi donc la biomécanique, ça ne m’est pas étranger. Je lui demandais pourquoi le pied était-il placé de telle ou telle façon, pourquoi ceci, pourquoi cela, et j’ai commencé à réfléchir : “pourquoi on pousse comme ça ? Ce n’est pas forcément juste, il faudrait pousser comme ça pour aller le plus loin possible”. J’ai commencé à réfléchir comme ça, tout est parti de là.

Dans le même temps – je vais vous faire rire parce que c’était l’époque des VHS – il y avait Bernard Lama qui jouait au PSG. J’enregistrais les matchs et je les regardais après, ça me permettait d’arrêter les images. Il avait des qualités énormes dans tout, et notamment aériennes. Je le regardais, et je me disais : “il va chercher des ballons, c’est incroyable !”, et je me suis rendu compte que c’était un des premiers, si ce n’est le premier qui avait cette qualité-là, c’est-à-dire qu’il lisait le rythme de l’action. Lui, il le faisait intuitivement certainement. Quand l’attaquant sur le côté poussait son ballon et qu’il fixait son regard sur le ballon, Bernard avançait et était à 3-4 mètres de sa ligne quand le mec centrait. C’est comme ça qu’il se retrouvait si haut. Sur les corners sortants, il était à 3 mètres de sa ligne, c’est le premier que j’ai vu faire ça. C’est comme ça que j’ai amené beaucoup de développement, que j’ai commencé à réfléchir, à me lancer activement dans mes recherches pour mes mises en place technico-tactiques.

Je cherchais le “pourquoi” parce qu’après, quand vous avez compris techniquement comment on doit travailler, c’est-à-dire quels sont les gestes, comment on doit les faire, quand vous avez compris comment tactiquement, dans les espaces, on doit se comporter en fonction des actions, il faut réfléchir à comment on entraîne pour être proche des réalités de match. C’est tout un travail que j’ai fait il y a une quinzaine d’années et que je fais évoluer aujourd’hui en fonction du football : être très proche de situations de match pour créer des référents cognitifs afin que le gardien, lorsqu’il travaille en spécifique, ait les mêmes repères qu’en match. Ça c’est un travail fondamental, mais qui ne se fait pas suffisamment malheureusement.

MO : Quel regard portez-vous sur la formation des gardiens en France ?

TB : Hugo Lloris a été le meilleur gardien de la Coupe du monde et il fait partie des 5 meilleurs gardiens au monde depuis 2-3 ans. J’ai un immense respect et je suis admiratif de tout ce qui se fait en France en terme de formation pour les joueurs et quand je vois la qualité que vous avez chez vous, c’est extraordinaire. En revanche, pour les gardiens de but, de ce que je vois, de ce que je sais, je me rends compte qu’on est toujours dans le développement technique et aussi dans le développement de la condition physique avec le technique. On s’est arrêté à “s’il y a de la souffrance, on travaille bien”. Je donne un exemple : souvent on va voir des exercices où le gardien est sur sa ligne de but, il va avancer et on va frapper, ou le gardien est à côté d’un poteau, il touche son poteau, il fait deux pas-chassés (2 steps) et puis on lui met le ballon de l’autre côté dans la lucarne. Prenons ces deux situations-là. La première, dîtes-moi quand un gardien de but part de sa ligne et avance.

MO : A moins que ce soit sur un penalty, cela n’arrivera jamais.

TB : On est d’accord. En situation de match, lorsqu’il n’a pas à être sur sa ligne mais à 5, 7, 10 mètres en fonction de la situation, de la profondeur du ballon, etc.. le gardien va devoir reculer et s’orienter dans son but. S’il part constamment de sa ligne à l’entraînement, comment arrive-t-il à s’orienter dans son but en match ? Jamais, parce qu’il va prendre les repères dont il a l’habitude, qui sont la ligne des 5m50 et le point de penalty, et on va voir des erreurs d’orientation qui sont incroyables. Quand vous regardez le championnat de la Ligue 1 et de la Ligue 2, regardez le nombre d’erreurs d’orientation dans le but. Si on est un petit peu mathématique, un angle de frappe, c’est simple : vous tracez une ligne du ballon à chaque poteau, ça vous fait un angle de frappe, et le gardien est sur la bissectrice de cet angle. Eh bien regardez le nombre d’erreurs, c’est effarant ! L’anticipation c’est d’être bien positionné par rapport à la situation déjà. Si je donne 80 centimètres à l’attaquant du côté droit par exemple, il va les prendre, il va marquer. C’est pour cela que je m’étonne de cette situation en France.

Si je me permets de parler comme cela, c’est parce que je vois les choses, je sais ce qui se passe. J’ai connu Franck Raviot en 2000 quand il était avec Bruno Martini à Clairefontaine. Cela fait un moment que je les connais, je regarde tout ces mecs, je regarde ce qu’ils font et aujourd’hui ils sont beaucoup dans le réflexe, dans l’explosivité, mais ils sont jamais dans du technico-tactique et dans une situation de match. Ils n’arrivent jamais à représenter les situations de match dans l’entraînement spécifique, donc ils ne construisent pas les repères de leurs gardiens, alors que les joueurs et les entraîneurs-joueurs ne font que ça : du 4 contre 4, du 6 contre 6, du 8 contre 8 tout ce que voulez, dans des surfaces différentes, pour avoir la gestion des espaces, pour avoir les repères et savoir comment ils doivent s’orienter dans l’espace.

MO : La formation française en général aurait-elle une part de responsabilité dans ce manque de développement des méthodes de travail spécifique aux gardiens ?

TB : Je ne connais pas assez la formation française pour m’exprimer sur ce point. En revanche, il y a un gardien de but – je suis content parce qu’il y a un an j’ai dit “il y a UN jeune extraordinaire” – quand je le vois aujourd’hui, il a une progression incroyable. C’est le jeune qui était à Toulouse et qui est parti à la Fiorentina, Alban Lafont. Je pense que c’est un gamin qui a des qualités incroyables au départ. Après, ce que je vois aujourd’hui… Pour moi, Hugo est exceptionnel, mais après, quels sont les gardiens français qui jouent à l’étranger ? Alban Lafont à la Fiorentina et Romain Salin au Sporting du Portugal.

MO : Le gardien français s’exporte mal en effet. Vous évoquez Lloris. Quelle est sa place dans le gotha mondial ?

TB : Pour moi Hugo, c’est Top 5 mondial, mais il y a un truc que je n’arrive pas à comprendre : Hugo, il n’a pas de pied droit. Je ne comprends pas qu’il ne le travaille pas. Cela fait 8 ans que je le vois se décaler sur son pied gauche chaque fois qu’on joue sur son pied droit. C’est pour ça qu’il est en difficulté, c’est à cause de son pied droit. En coupe du monde, il fait cette bêtise parce que Mandzukic est malin, va sur l’espace pied gauche et lui ferme l’espace pied gauche. Lloris sait qu’il ne peut pas avoir l’allonge sur le pied droit parce qu’il ne l’a pas, alors il va essayer de le dribbler parce qu’il est pris dans l’espace. Mais c’est incroyable ! Je l’ai vu récemment avec Tottenham, il avait changé un peu, il était plus direct et capable de jouer avec les deux pieds. Capable, il peut l’être et il le sera s’il le travaille, mais à raison de 5-10 minutes par jour. J’ai l’impression qu’il ne le travaille pas.

J’ai été invité à La Masia il y a 4 ans, au début de tout mon travail sur la perception pour le gardien de but et Ricard Segarra, qui est responsable de la méthodologie des entraînements de gardiens de but là-bas, m’a demandé de venir une semaine pour développer le concept chez eux. J’en ai profité pour voir les entraînements de gardiens, c’est ce qui était intéressant pour moi, et j’ai vu… Depuis l’âge de 10 ans, ils travaillent les deux pieds ! A la Masia, vous voyez l’entraîneur des 10-12 ans qui roule le ballon au gardien qui va faire un centre rétro, il va le faire avec son mauvais pied et ce n’est pas grave si sur 10 ballons, il n’y en a que 2 qui arrivent ! Si vous travaillez le jeu au pied de votre gardien quand il a 10 ans, il progressera beaucoup plus vite que lorsqu’il en aura 25.

MO : Quel regard portez-vous sur l’évolution du jeu au pied avec le changement de la règle concernant la passe en retrait ?

TB : Je pense que c’est très important aujourd’hui, notamment avec la règle qui a changé. Aujourd’hui, et ça c’est très important, il y a une nouvelle ère. Sous l’impulsion de l’Espagne, on a commencé à considérer le gardien comme un joueur quand on est en possession du ballon. On a commencé à réfléchir aux notions d’espace. Aujourd’hui, le gardien moderne doit prendre les informations pour savoir où sont les possibilités, dans quel espace il doit aller par rapport au bloc offensif adverse et, dans l’orientation de son contrôle aussi, comment il oriente son contrôle pour aller dans un espace libre, donc il y a vraiment une vocation de joueur et je dis toujours quand nous sommes en possession du ballon, le gardien est un joueur de champ.

MO : On le voit notamment à Manchester City avec Ederson, ou encore Neuer évidemment..

TB : Et Alisson Becker aussi. Il y a vraiment deux étapes dans l’évolution du jeu au pied : d’abord on change de règle, OK on s’adapte et aujourd’hui, on considère que le gardien est un joueur. Souvent lors des conservations de balles, vous mettez les gardiens en appui derrière avec une zone de 2 ou 3 mètres qui est fermée parce qu’il faut pouvoir accélérer et le gardien doit avoir une qualité que les joueurs ont, c’est de prendre très vite les informations, savoir les joueurs disponibles et les espaces libres.

 

MO : Lorsqu’on parle de jeu au pied, on pense également à Yann Sommer que vous connaissez bien, et dont il est parfois difficile de savoir s’il est droitier ou gaucher…

TB: [rires] Yann l’a toujours travaillé. Honnêtement, si vous regardez les entraînements de l’équipe nationale avec Yann, avec Bürki qui est à Dortmund, c’est d’une simplicité à mourir ! Mais c’est tout le temps dans les espaces type match, c’est toujours dans les déplacements de match, et c’est toujours dans les rythmes de match, tout le temps ! Avec Patrick Foletti qui est entraîneur des gardiens de la A et avec qui justement on donnait toutes les formations, on a basé tout notre travail là-dessus pour construire tous les référents cognitifs du gardien de but : son orientation dans l’espace, son orientation dans le but jusqu’aux référents cognitifs de l’attaquant et du ballon pour qu’on puisse rentrer dans le rythme de l’action, et c’est ça qui donne les attitudes, qui fait qu’on est alerte et souvent très bien placé. Quand je vois le nombre d’erreurs… Paul Bernardoni, qui est certainement un magnifique talent, mais le nombre d’erreurs de placement qu’il fait, c’est affolant !

Je vais vous donner un autre exemple, deux situations où l’on voit beaucoup d’erreurs. Sur un centre – vous avez quelqu’un qui est à 7-8 mètres de la ligne de fond sur le côté près de la ligne de touche. Il va pousser son ballon et regarder dans l’axe où sont ses coéquipiers et quels sont les espaces libres. Et après, que va-t-il faire ? Il va se fixer sur son ballon. Au même moment, que va faire Lloris ? Il va être en position de frappe au départ, lorsque l’attaquant regarde pour prendre l’information et dès que l’attaquant fixe son ballon, qu’est-ce qu’il va faire Hugo ? Déplacement, il va se retrouver dans l’axe de son but, à un mètre de sa ligne, en position de défendre une zone parce qu’il attend un centre. Regardez le nombre de gardiens qui, dans cette situation là, restent au premier poteau. Regardez le nombre de buts encaissés parce que le gardien est au premier poteau en train de défendre son but, alors qu’il devrait défendre une zone parce que c’était un centre !

MO : Loris Karius en a d’ailleurs fait l’amère expérience avec Besiktas en match amical au mois d’octobre.

TB : Exactement, tout comme c’est arrivé à Mike Maignan, le gardien de Lille, qui est resté à son poteau sur un centre. Et c’est là que je dis qu’il faut lire l’action, prendre les référents cognitifs, être dans le rythme de l’action. Je reviens à Hugo Lloris que j’adore par rapport à ça, car lui va toujours être juste. Il va être en position de frappe quand le mec est là pour frapper, quand il y a une position de centre, hop il va se déplacer. Il va à chaque fois rentrer dans le rythme des actions. Ensuite, quand il voit qu’il y a une opposition sur le joueur qui est à 35m – donc le gars ne peut pas frapper -, il a les pieds qui sont décalés pour être prêt à partir dans la profondeur. Dès qu’il n’y a plus d’opposition et que le gars peut frapper, hop, il est sur ses appuis pour être prêt à intervenir et défendre son but. Tous ces détails-là, vous les regardez chez les autres gardiens, ils sont très loin de ça !

Quand vous voyez Bernardoni contre PSG… Corner rentrant de Di Maria, il arrive à se mettre à presque 2m50 de sa ligne et que, quand le mec frappe, que le ballon est parti, il fait encore deux pas pour aller à 5m et il la prend direct dedans. Cela veut dire que le gars, il prend sa décision pour savoir où le ballon va aller et qu’il est positionné à l’envers du bon sens parce qu’il est positionné pour un corner sortant, c’est incroyable ! Il est 100% responsable !! Ça me rend fou. C’est là que je dis qu’on ne travaille pas avec les espaces, qu’on ne travaille pas les situations de matchs. J’étais avec Christophe Lollichon à Chelsea il y a peut-être 4 ans, Petr Cech était là-bas, et Christophe, extraordinaire… Christophe, il est toujours en situation de match !

MO : Christophe Lollichon est connu pour créer un nouvel exercice tous les jours au petit déjeuner pour que ses gardiens ne s’ennuient jamais.

TB : Exact, et puis c’est extraordinaire parce que ce n’est que du manuscrit. Il n’est pas branché électronique, alors il a des classeurs et des classeurs, c’est extraordinaire ! Christophe, c’est un innovateur, il cherche toujours des choses, on parle ensemble des développements par rapport aux neuro-sciences… extraordinaire ! Mais Christophe, il faut le voir sur le terrain quand il y avait une dominante physique. On travaille en intermittent, donc c’est une demi-heure de physique. Il avait 3 buts avec 3 gardiens dedans, lui était au milieu, c’était trois actions de jeu ! Il y avait un centre rétro avec un plongeon, tac-tac, etc… et il faisait son intermittent comme ça ! Il travaille la dominante condition physique mais dans une action de jeu, et ça permet au gardien de construire ses repères, ses référents cognitifs, être capable de s’orienter dans son but correctement, etc etc… tout en restant dans le plaisir. Christophe, il est exceptionnel, et aujourd’hui, c’est une personne qui travaille par rapport au match, les situations de match. Je connais très bien quelqu’un au Paris FC avec qui je converse beaucoup. Il voit le travail qui est fait ailleurs, il connait très bien Christophe aussi justement, et il me dit : “c’est incroyable la différence qu’il y a !”

MO : Le poste a connu de nombreuses évolutions et les gardiens sont de plus en plus grands. Peut-on considérer la taille comme un réel critère de performance ?

TB : Oui, à 100%. Dans le cadre de mes fonctions à Lausanne Sports, je suis en train de développer tout un projet pour le club, de la première équipe jusqu’aux U12. Si aujourd’hui je parle de critères de gardiens chez les jeunes, chez les petits, je vais chercher la taille, je vais chercher l’éveil de la personnalité, et une intelligence de jeu. Alors maintenant attention, je ne cherche pas non plus uniquement à partir de 1m96, parce que je pense qu’avec 1m85 on peut jouer, peut-être pas dans le championnat anglais, mais Yann Sommer joue en Allemagne et il fait 1m84. Être grand n’est pas une garantie d’être bon dans le domaine aérien. On peut prendre comme exemple le roumain Tatarusanu qui est à Nantes et que je connais bien parce qu’on a dû jouer contre eux avec la Suisse pour le championnat d’Europe en 2016. Ce n’est pas quelqu’un qui est très fort sur les balles aériennes.

MO : On l’a vu face à Giroud lors du 1er match France-Roumanie…

TB : Exactement ! Les grands ne sont pas forcément forts car quand ils étaient jeunes, ils s’imposaient parce qu’ils étaient plus grands que les autres. Ils n’avaient pas forcément besoin d’avoir une bonne perception et une bonne prise de décision. Et puis à un moment donné, tout le monde a grandi un peu, eux un peu moins, et ils se rendent compte que c’est difficile. C’est pour ça qu’ils ne sont pas forcément bons.

Tatarusanu manque sa sortie aérienne face à Giroud, la France ouvre le score face à la Roumanie - Kenzo Tribouillard (AFP)
Tatarusanu manque sa sortie aérienne face à Giroud, la France ouvre le score face à la Roumanie – Kenzo Tribouillard (AFP)

Quand j’étais à la Masia, à Barcelone, on discutait le mercredi sur les profils et ils disaient : “Tu sais Thierry, on va changer, on va mettre la taille en premier chez les jeunes”. Cela m’a choqué de la Masia du Barça, ça ne leur ressemblait pas, et je suis allé voir l’entraînement de la 2e équipe. Il y avait 3 gardiens : un allemand qui faisait 1m93-94, un espagnol qui faisait 1m82-83 et il y en avait un qui faisait partie de l’académie de Samuel Etoo, camerounais, lui aussi 1m82-83. Ils mettaient en place tactiquement les corners, avec 5-6 personnes dans les 5m50. Le seul qui n’avait pas besoin de bouger pour voir le départ du ballon, c’était l’allemand. Tous les autres devaient bouger, et c’est ça qui m’a fait réfléchir. C’est vrai qu’aujourd’hui il y a une chose qui a changé, c’est que dans toutes les équipes il y a 2 ou 3 grands gabarits. On le voit en équipe de France : Giroud, Pogba, Varane, etc… des grands gabarits, et si on est petit, on est dérangé parce qu’on ne voit pas. Et là, je me suis dit c’est clair, c’est un élément qu’on doit prendre en compte.

La deuxième chose pour laquelle la taille est importante, la meilleure image c’est Courtois. Aujourd’hui sur les un-contre-un, quand le mec est à 5-6m de vous, vous allez prendre de la place. Plus je suis grand, plus j’ai d’envergure. Regardez le nombre de fois où Courtois va toucher le ballon juste du bout du pied, du bout de la main. Il a je crois une envergure de 2m40, et les jambes ça ne doit pas être loin. La taille, je pense, est un des paramètres fondamentaux : un pour voir le départ du ballon, deux pour prendre de la place.

MO : Cette envergure ne risque-t-elle pas de poser des difficultés au moment de la mise au sol, dans la rapidité d’éxécution ?

TB : Bien sûr, oui !

MO : Ne vaut-il pas mieux alors un gardien plus petit comme Lloris par exemple, qui mesure 1m88 et qui va pouvoir compenser cette différence de taille et d’envergure par son explosivité et sa vitesse d’éxécution ?

TB : La mise au sol, vous allez l’utilisez sur un angle fermé quand le mec est à 7, 8 ou 10 mètres. Quand vous allez prendre de l’espace comme Courtois, comme De Gea, ils vont le chercher à 6 mètres. Quand le ballon est à moins de 6m, on a plus le temps de réagir, vous allez fermer l’espace. Ce n’est pas faire ce que Lopes fait 10 fois, de se lancer comme un fou. Quand on voit un Neuer, un Courtois, un De Gea, un Kasper Schmeichel, Buffon la même chose, ils viennent fermer, faire ce qu’on appelle la croix, comme un handballeur, et ils vont venir fermer l’espace à 2 ou 3m du frappeur. Là on parle des courtes distances.

Après, à mi-distance, on va rester sur nos appuis et on va devoir aller vite au sol, comme Hugo (Lloris) le fait très bien. Là, c’est un travail que l’on doit faire avec les grands pour qu’ils arrivent à lâcher rapidement leurs appuis pour aller très vite au sol, mais ce sera quelque chose d’assez simple à faire. Vous savez là où on a des problèmes, là où on a des gardiens qui manquent de poussée ? Quand vous analysez, vous voyez beaucoup d’attaquants frapper de cette façon-là, c’est toutes les frappes ras du poteau, à terre, parce que vous allez avoir ce qu’on appelle la poussée basse, c’est à dire, quand je suis presque tout en bas, je vais devoir pousser de ma jambe intérieure, celle qui est du côté du ballon. Il y a beaucoup de gardiens qui n’ont pas cette poussée. Ils effacent la jambe, ils poussent avec la jambe extérieure et malheureusement, il leur manque 50-60 centimètres à l’arrivée.

MO : Probablement ce qui est arrivé à Lloris, en finale de l’Euro 2016 suite au coup reçu contre le poteau quelques instants avant le but d’Eder au bout des prolongations.

TB : Non parce Lloris a cette poussée, Mandanda ne l’a pas. Mais je me suis dit : “mais comment ça se fait qu’il ne demande pas de soins ?”

MO : L’impact psychologique face aux attaquants portugais en vue de la séance de tirs-au-but ?

TB : Non, en tout cas ce n’est pas la réponse que l’on m’a donné. Hugo n’avait jamais gagné aux pénalties et ne voulait pas y aller, alors il voulait gagner du temps parce qu’il espérait qu’ils allaient marquer. C’est pour ça qu’il ne tombe pas et ne demande pas les soins.

MO : Les gardiens ont de plus en plus de mal à garder les ballons. Est-ce imputable aux différentes évolutions technologiques des ballons ou à un réel déficit du gardien moderne, un aspect technique insuffisamment travaillé ?

TB : Aujourd’hui sur les frappes, ce n’est vraiment pas simple. Les gens ne se rendent pas compte à la télévision malgré des super-ralentis, on ne voit pas tout ce qui se passe. Les ballons viennent très vite et, s’ils tombent rapidement, c’est compliqué. Alors, pour pouvoir garder les ballons, malgré la qualité du gant, tout ce que vous voulez, c’est vrai que cela devient de plus en plus compliqué avec ces trajectoires et on voit les joueurs comme ils frappent aujourd’hui, ils sont capables de faire redescendre le ballon très rapidement aussi. Ce n’est pas simple du tout. Nous, on travaille beaucoup les yeux fermés. On fait des frappes à 20-25m et, au bruit d’impact, ils ouvrent les yeux et réagissent. Il va manquer au gardien 5-6m donc il va devoir aller beaucoup plus vite, augmenter sa vitesse d’adaptation par rapport à la trajectoire.

MO : Le mental est un autre aspect essentiel dans la préparation des matchs. Quels conseils pouvez-vous apporter à un gardien pour aborder un match ?

TB : Je dirai différemment. Je dirai que lors de l’entraînement des gardiens, chez les pros aussi contrairement à ce qu’on pense, c’est très important d’avoir une dominante mentale à travers trois aspects. D’abord, on doit travailler la confiance qui, au niveau du gardien ne se donne pas par la parole, parce que le gardien qui a fait une erreur, si on lui dit “c’est rien, c’est pas grave”, ça ne change rien : il a fait une erreur et il l’a en lui. Donc la chose très importante pour moi, c’est qu’on doit être malin. Je vous donne un exemple : si je travaille les plongeons sur une action de jeu et que mon gardien manque de confiance, je vais travailler sur des angles qui sont un peu plus fermés pour le mettre en confiance et qu’il se rende compte qu’il a un maximum de ballons. C’est le ballon et l’action qui vont lui donner la confiance, jamais la parole.

Après, la gestion du match, j’ai travaillé pendant longtemps avec Copa Barry, gardien de la Côte d’Ivoire, et c’était beaucoup sur la gestion émotionnelle. Plus récemment, Hugo Lloris lors de la finale du mondial : exceptionnel jusqu’à son erreur au pied. A partir du moment où il fait son erreur au pied, il y a trois centres, trois fois il prend de mauvaises décisions alors qu’il ne rate jamais ça avant. Il est dans l’émotion, il manque de stabilité émotionnelle. Le travail doit se faire beaucoup à l’entraînement à ce niveau-là.

https://twitter.com/barnerathierry/status/1019522610080731137

MO : Comment peut-on travailler sur la stabilité émotionnelle justement ?

TB : Au même titre que la confiance, avec le même exercice mais cette fois, je le fais avec un angle plus ouvert, donc le gardien sera mis en difficulté. En plus, je vais être méchant : la deuxième frappe, je vais la coller en haut au premier poteau, je vais fixer le gardien sur ses appuis parce qu’on est souvent déjà prêt pour partir au deuxième poteau, donc je sais que le gardien va manquer de vitesse, et là je commence à coller les ballons à gauche à droite. Qu’est-ce que je fais pour arriver sur de la gestion émotionnelle ? Après, c’est la force de mon coaching, ma parole. Je peux piquer une ou deux fois. A un moment donné, le gardien va chercher du regard son entraîneur et attendre qu’il lui tende une main, métaphoriquement parlant, dans le sens “vas-y, c’est bien, c’est pas grave”, et là vous ne bougez pas et vous envoyez. Quand vous travaillez sur ces dominantes mentales, vous êtes sur la gestion émotionnelle : lâcher le mauvais ballon, se concentrer sur le prochain, rester dans l’action, maintenir la concentration. Un des meilleurs sports pour ça, c’est le golf. Allez voir le film “La légende de Bagger Vance” avec Will Smith et Matt Damon. C’est un super film sur le golf et il y a des actions de coaching qui sont magnifiques !

Le troisième vecteur sur lequel il faut travailler, c’est la concentration et c’est pour ça qu’à l’entraînement, il faut amener des situations où on est obligé d’être concentré, même les gardiens qui sont à l’extérieur, pour varier toutes les tâches. La plus grande difficulté du gardien, c’est qu’il doit être concentré pendant 95 minutes et souvent, le ballon est loin. Il ne doit pas sortir du match parce que c’est là qu’est le danger, que les pensées arrivent et qu’elles le sortent du match.

MO : Des études neuro-cognitives démontrent qu’il est impossible de rester pleinement concentré 95 minutes, qu’il faut donc savoir gérer cette concentration, les moments forts et les moments faibles.

TB : Exactement. Cela veut dire qu’il faut varier les flux, les intensités de concentration, et ça c’est la force des grands gardiens.

MO : Si vous deviez créer le prototype du gardien parfait, quelles en seraient les caractéristiques ?

TB : Je n’aime pas trop ça, car chaque être humain est différent, c’est ça qui est beau, mais le gardien magnifique, c’est quoi ? C’est 1m95, coordonné, c’est-à-dire avoir une super latéralité droite-gauche et une grande qualité de différenciation entre le haut et le bas du corps, être capable de faire des mouvements avec le bas du corps qui n’influencent pas le haut du corps et vice versa. Ça, ce sont des choses importantes en coordination. Ensuite, évidemment explosif, et de bonnes aptitudes au niveau cognitif et de perception.

MO : Une perfection difficile à trouver.

TB : C’est compliqué, mais je pense que la taille est obligatoire de par l’envergure, toutes les choses que j’ai expliqué précédemment, on est obligés. Kasper Schmeichel est un super gardien mais il lui manque 6 ou 8 centimètres. Yann Sommer qui, je pense, est un très très bon gardien, si aujourd’hui il a 8 ou 10 centimètres de plus ça change tout. La question : est-ce qu’avec ces 8-10 centimètres, est-ce qu’il a toutes les qualités qu’il a aujourd’hui avec ses 1m84 ?

MO : C’est vrai que Sommer a une tonicité, une explosivité impressionnante.

TB : Oui, il est extraordinaire. Il est bien en arrière, mais le problème est qu’à un moment donné, il va pousser mais il va lui manquer 4 ou 5 centimètres.

MO : Il a aussi des appuis, une posture très basse. Cela ne lui joue-t-il pas de tours, notamment sur les ballons hauts ?

TB : Non, parce que sur ces ballons-là, il a une posture haute. Par contre, on s’est vraiment posé la question par rapport à la poussée en bas parce qu’en biomécanique, il faut qu’il trouve un autre angle de hanche pour pousser. En fait, c’est son mode de fonctionnement propre, son écartement d’appuis lui est propre.

Le singulier écartement d'appuis de Yann Sommer - Source : Lematin.ch
Le singulier écartement d’appuis de Yann Sommer – Source : Lematin.ch

 

MO : Comment imaginez-vous le poste de gardien de but dans 30 ans, en 2050, avec les différentes évolutions que pourrait connaître le football ?

TB : Je suis incapable de vous répondre. Il y a 5 ans j’ai dit qu’il fallait travailler sur les yeux, d’autant plus qu’on est tout le temps sur nos portables et qu’on a une vue, une acuité visuelle qui tend à diminuer sur la périphérie nervico-centrale, et puis il y a la cognition. Le travail cognitif, c’est par couleur. C’est être capable de prendre des informations, des référents cognitifs, de travailler en fonction de ça. Je suis à fond là-dedans maintenant. Il y a 5-6 ans, j’étais loin de penser à ça et maintenant quand je vois l’évolution du foot, si on arrive pas à rentrer là-dedans, on va être en retard et en difficulté. Mais peut-être que dans 5 ans, vous me rappelez et j’ai encore une toute autre idée de développement, donc c’est impossible de me projeter plus tard. Je pense qu’on commence à être limité dans l’aspect physique, on arrive à bout touchant de tout ce qu’on peut faire de mieux en termes de condition athlétique. Maintenant, je pense qu’on doit pouvoir s’améliorer vraiment dans l’acte visuel, c’est-à-dire prendre l’information, et l’acte cognitif du traitement de l’information, de la prise de décision. Là, je pense qu’il y a un gros travail à faire en termes de neuro.

MO : Les pénalties et les tirs au but, sont parfois, à tort, décrits comme une loterie où la réussite du gardien est perçue principalement comme une faillite de l’attaquant. Pourtant, il y a un réel travail invisible de préparation qui reste inconnu du plus grand nombre. Comment peut-on préparer un gardien à cet exercice ?

TB : Les gardiens sont tous différents. Je prends Yann (Sommer) par exemple, il s’en fout complètement des statistiques, mais complètement. Il y a deux types de tireurs : celui qui va jouer avec le gardien, qui va tout le temps le regarder, le fixer et qui va prendre sa décision en fonction du mouvement du gardien, et il y a celui qui a décidé, “je la mets là”. Par exemple, Zidane, hormis lors de la finale 2006 où il veut marquer son empreinte et qu’il fait une panenka.

MO : Il frappait d’habitude toujours dans le petit filet sur la droite du gardien en effet, mais on a souvent entendu dire qu’il avait changé car Buffon, ayant été son coéquipier pendant des années à la Juve, le connaissait par cœur.

TB : Je ne suis pas sûr de ça. J’ai un regard de Zidane quand il rentre sur le terrain, c’est le seul qui regarde jusqu’à la fin la coupe du monde quand il rentre et il sait que c’est une petite mort parce que c’est la fin de sa carrière, et je pense qu’il veut mettre une empreinte au match. Autrement, comme vous avez dit justement, lui il décidait où il frappait, il posait son ballon, il se retournait, il regardait le but pour le recadrer dans sa tête, et après on aurait pu mettre un ours dans le but, il ne variait pas. Pour nous, les gardiens, c’est très compliqué car s’il y a une qualité de frappeur comme celle de Zidane on peut oublier, mais il faut prendre le maximum de place, surtout avec les bras, pour montrer de l’envergure et puis partir au dernier moment. Après ça reste très anecdotique. Quand on voit les Pays-Bas à l’Euro qui ont changé de gardien en prolongation avant la séance de tirs-au-but, il met l’autre parce qu’il est plus grand.

MO : Ne pensez-vous pas que certains gardiens pourraient extrêmement mal prendre le fait de se faire ainsi remplacer au moment des tirs au but. Cela doit perturber et compliquer l’équilibre et la gestion du groupe de gardiens et peut devenir très compliqué ?

TB : Bien sûr, à 100% !

MO : Un dernier mot pour les lecteurs de MO ?

TB : Je vais vous donner une phrase que j’aime bien. Le joueur donne la vie au ballon, et nous c’est le ballon qui nous donne la vie.

 

LES PENOS DE MO

Thierry Barnerat - Les Pénos de MO

MO : Quel gardien aimeriez-vous entraîner ?

TB : Aréola

MO : Quel gardien auriez-vous rêvé d’être ?

TB : Buffon

MO : Un arrêt qui vous a marqué ?

TB : Hugo Lloris, lors de France-Uruguay pendant la Coupe du monde, la tête qu’il va chercher.

MO : Une erreur qui vous a marquée ?

TB : Karius, évidemment.

MO : De quel club êtes-vous supporter ?

TB : Aucun, je ne me préoccupe que des gardiens. 

 


 

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